Turquie, Etats-Unis : les frontières de l'Europe (édito 01/05)

lundi 30 mars 2009

L’ouverture de négociations d’entrée de la Turquie dans l’Union européenne trouble profondément la conscience de nombreux Européens.

Pour des raisons évidentes : la Turquie n’est européenne ni par la géographie (ses frontières les plus longues sont avec l’Iran, l’Irak, la Syrie) ni par l’appartenance civilisationnelle (nation asiatique et musulmane). Envisager de faire adhérer la Turquie à l’Union européenne, c’est renoncer pour celle-ci à tout projet politique comme à tout projet culturel et la cantonner à une simple zone de libre échange marchand.


De ce point de vue-là, « la question turque » conduit inéluctablement les Européens à se poser les questions centrales : qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Quelles sont les frontières de leur monde - de notre monde ?

Et les réponses à ces questions ne sont pas toutes simples.

Le monde arabo-musulman exclu, tout comme pour des raisons non moins saillantes les mondes asiatiques, hindouistes, bouddhistes et confucéens, quelles frontières fixer au monde européen ?

Celui de l’ensemble des peuples blancs chrétiens ?

Celui d’un monde « septentrional » allant du détroit de Béring au détroit de Béring par-dessus la Sibérie d’un côté, l’Atlantique de l’autre ?

Ou bien faut-il préférer des définitions moins larges ? Pour les uns, tout le continent européen et lui seul de Brest à l’Oural, comme l’envisageait le Général de Gaulle ; voire même, une grande Euro-sibérie de Brest à Vladivostok se posant ou s’opposant au monde américain ; pour d’autres au contraire, l’Atlantique n’est pas un fossé mais un pont unissant deux mondes très proches l’un de l’autre, regroupés sous le titre d’ « Occident »- l’occident n’incorporant pas d’ailleurs toute l’Europe mais seulement celle de religion catholique ou protestante, par opposition à l’Europe orthodoxe, fille des seconde et troisième Rome : Byzance et Moscou.

Deux livres intéressants parus tous les deux aux PUF éclairent cette question : « Qu’est-ce que l’Occident ? » de Philippe Némo, et « L’exception américaine », par Pascal Gauchon. Leur lecture croisée aide à délimiter les frontières de l’Europe.

Pour Philippe Némo, « L’Occident est le fruit d’une morphogenèse culturelle » (p. 107) qui s’est effectuée autour de cinq moments clé : le miracle grec ; la cité, la science ; l’apport romain, le droit privé, l’humanisme ; l’éthique et l’eschatologie bibliques ; la révolution papale des XIème XIIème siècles ; l’avènement des démocraties libérales. Bref l’héritage d’Athènes, Rome et Jérusalem plus la modernité occidentale. (Philippe Némo fait de la révolution papale – à savoir la laïcisation, la valorisation de l’action humaine, la rationalisation des mentalités et le développement de l’État de droit – un discriminant civilisationnel capital, créateur « d’une coupure profonde et durable entre le christianisme occidental et l’orthodoxie »).

De ce point de vue, Philippe Némo retrouve le même clivage que Samuel Huntington distinguant dans « Le choc des civilisations » deux aires de civilisation en Europe ; coupure sinon opposition fondée sur la frontière inscrite dans la longue histoire séparant l’empire romain d’Occident de l’empire romain d’Orient, puis le catholicisme romain du christianisme byzantin.

A contrario, Philippe Némo comme Samuel Huntington avant lui estiment « qu’il n’existe certainement pas une identité européenne opposable à une identité américaine » (p. 107), l’Amérique du Nord comme l’Europe occidentale ayant connu les cinq mêmes moments-clés majeurs de formation de leur identité culturelle.
S’agissant des États-Unis et du Canada : « (ils) ont été créés par l’Angleterre et la France à l’époque même où survenait le cinquième événement, et ils ont été peuplés par de nombreux autres Européens, Allemands, Irlandais, Italiens, Polonais et autres. Certes (…) l’Amérique se vit à bien des égards comme un pays neuf. Il n’en demeure pas moins que la culture de la société américaine et le type de l’humanité qui s’y épanouit, demeurent dans la continuité essentielle de ce qui s’était passé en Europe avant que les colons ne traversassent la mer. Les idées fondatrices de la Révolution américaine sont, pour l’essentiel, celles des républicains anglais du siècle précédent, elles-mêmes directement issues de la Réforme, de la Contre-réforme, et de toute la tradition théologique et juridique venue de la Révolution papale. Donc les Etats-Unis, culturellement, ne diffèrent en rien d’essentiel du Canada moderne, ni ces deux pays de l’Europe de l’Ouest. Toutes ces sociétés sont occidentales en profondeur » (p. 108).

C’est une opinion radicalement différente qui se trouve exprimée dans « L’exception américaine », livre collectif publié sous la direction de Pascal Gauchon dont le chapitre « Page blanche et table rase » analyse « les racines de l’exception américaine ».

Pascal Gauchon rappelle que dans « Common sense » publié en 1776, l’année même de la Révolution, Thomas Paine parle « de commencer le monde à nouveau ». Ce n’est pas une logique de continuité qui fonde les Etats-Unis d’Amérique, c’est une « logique de rupture ».

Commencer un monde nouveau dans un espace vierge, c’était déjà l’ambition des Puritains du Mayflower - d’où l’importance des sectes et des millénarismes dans le fond culturel américain. La philosophie de la table rase ? On part de zéro – est au cœur de la démarche fondatrice de l’Amérique. Pour John Sullivan auteur en juillet 1845 de la « destinée manifeste », texte fondateur de l’idéologie américaine : « Le peuple américain tirant sont origine de nombreuses nations et la Déclaration d’Indépendance nationale étant entièrement fondée sur le principe de l’égalité des hommes, ces faits démontrent aussitôt que notre position est déconnectée de celles des autres nations ; que nous avons, en réalité, peu de liens avec leur passé lointain, leurs gloires et leurs crimes. Au contraire la naissance de notre nation a été le début d’une nouvelle histoire, la formation et le progrès d’un système politique qui nous sépare de .tout passé et ne nous relie qu’à l’avenir ».

« La table rase » : tous les révolutionnaires en ont rêvé, les Américains eux l’on trouvée ; « d’une certaine façon, les Etats-Unis peuvent être considérés comme le pays de la révolution réussie » (p. 11).

Rupture avec le passé, monde nouveau où tout est possible, mission providentielle des États-Unis, innocence de son peuple, soutien de Dieu, charge révolutionnaire contre les vieilles sociétés européennes traditionnelles : l’idéologie américaine est une idéologie millénariste.

Elle ne s’inscrit pas dans la continuité des institutions étatiques ou religieuses européennes, mais dans celles des hérésies qu’elles ont combattues.

De même, le renouveau religieux américain évangéliste ne s’inscrit pas dans la continuité européenne, mais en rupture radicale avec celle-ci par un recours quasi exclusif à l’ancien testament effaçant deux millénaires de symbiose entre les traditions philosophiques et religieuses de la vieille Europe et les textes bibliques. Pour retourner ici l’analyse de Philippe Némo, on pourrait dire que c’est jusqu’à un retour à avant la « révolution papale » que nous convient les évangélistes américains. Même un homme aussi peu suspect d’anti-américanisme qu’Alain Minc est obligé de le reconnaître : « Un pays-monde n’est l’allié de personne, l’obligé d’aucun passé, l’héritier d’aucun devoir historique » (« Ce monde qui vient », Grasset).

Ainsi l’idée d’« Union occidentale » apparaît infondée du point de vue civilisationnel. Tout comme celle de « Grande Europe » passant par-dessus le fossé culturel qui continue de séparer Europe occidentale et Europe orientale.

Civilisationnement, ce qui peut avoir un sens, c’est l’Europe occidentale. Sachant que géopolitiquement celle-ci se doit de chercher des alliés pour défendre son identité, ses intérêts et ses libertés dans le monde, alors qu’elle est doublement menacée par l’expansion islamique d’un côté, l’empire américain de l’autre.

Savoir ce que l’on est, savoir ce que l’on a à défendre pour savoir avec qui et comment s’allier.

28/01/2005
© Polémia
28/01/2005

Alain MINC, « Ce monde qui vient », Grasset, novembre 2004, 145 pages, 9 €.
Philippe NEMO, « Qu’est-ce que l’Occident ? », PUF, octobre 2004, 155 pages, 10 €.
Pascal GAUCHON (dir.), « L'exception américaine », PUF, sept. 2004, 348 pages, 25 €.


 

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